Lettres d'Abby

Londres, 4 Avril 1809.
Mon très cher James,

Par cette présente missive, je souhaitais vous présenter mes plus plates excuses... Ainsi que l'immense regret d'avoir eu à vous quitter sans un dernier adieu.

Comme vous le savez sans nul doute, mes parents ont confié ma main au Docteur Anderson, Arthur de son prénom. Cette décision me déchire le cœur mais j'ai beau retourner les faits dans mon esprit, je n'y vois aucune autre issue que celle-ci.

A les écouter, cet homme est la perfection incarnée qui redorera le nom de ma famille... Pourtant, je peine à me réjouir de la tournure qu'ont si soudainement pris les choses. Je n'y ai jamais réellement songé, mais j'étais si loin de m'imaginer il y a quelques mois de ça que mon avenir aurait un goût si amer loin de vous.

Nos escapades me manquent cher James, tout comme votre présence.

Je me dois de vous laisser, les affaires m'appellent. Je me languis déjà de votre réponse qui, j'espère, m'apportera de bonnes nouvelles pour vous.

Amicalement vôtre,

Aby. B. 

Londres, 18 Mai 1809.
Très cher James,

Je commence à douter que ma précédente lettre vous ait été remise. Pour dire vrai, cette expectative d'égarement me réconforte quelque peu quant au fait que votre silence ne soit pas volontaire. Après autant de temps passé à vos côtés - d'aussi loin que mes réminiscences remontent en réalité - cette absence n'en est que plus douloureuse encore.

Une nouvelle fois, mes paroles ne devraient être porteuses d'aucune surprise pour vous : mes noces avec le Docteur Anderson ont été célébrées hier soir. Le banquet était splendide, et l'ambiance festive... Pourtant, aucun sourire n'a su réchauffer mon cœur meurtri comme le faisait le votre il y a encore quelques semaines à peine.

J'ai désespérément cherché votre visage dans la foule, nourrissant secrètement l'espoir de vous voir quelques instants avant mon départ. En effet, comme le veut la tradition, je me dois de rejoindre la demeure d'Arthur afin de partager son quotidien... Ou plutôt de l'entretenir, si j'en crois la place qu'occupe la femme dans le cœur de ses messieurs.  

Pardonnez-moi James, la douleur rend mes mots plus acerbes qu'ils ne devraient l'être de la plume d'une jeune femme.

Donnez-moi promptement de vos nouvelles, il me tarde de lire vos lignes. Vous pouvez adresser votre réponse à cette nouvelle adresse :  Anderson's House, 34 Survey Street, Strand, Londres.

Amicalement vôtre,

Aby. B.

Londres, 24 Octobre 1809.
Cher James,

J'ai aujourd'hui perdu l'espoir d'obtenir un jour une quelconque réponse de votre part. Ce silence glacial a lentement cheminé dans mes veines pour gelé mon cœur à jamais, à l'image du comportement intolérable du Docteur Anderson à mon égard.

Si je vous écris aujourd'hui, c'est pour soulager ma conscience comme je l'aurais autrefois fait dans un journal intime. Peut-être aussi que mon esprit abusé nourrit l'espoir que vous lisiez en secret ces missives, et que vous intenterez une action, quelle qu'elle soit, pour croiser mon chemin lors de mes sorties quotidiennes sur les berges de la Thames.

James, la vie maritale est tout bonnement intolérable. L'étiquette est la seule chose valable aux yeux d'Arthur. Je ne puis parler sans qu'un flot de reproches n'accueil mes propos. Il me semble judicieux d'abdiquer pour me mouler à la forme que doit avoir une Miss qui se respecte. Les corrections d'Arthur à mon égard sont de plus en plus dures, et sa patience de moins en moins présente.

James, j'ai peur. Je suis effrayée de changer. De perdre cette étincelle de vie qui nous liait autrefois tous les deux. Malgré de nombreux essais pour vous oublier, l'espoir de vous revoir un jour est bel et bien toujours présent. Mon regard cherche de lui-même le vôtre à chacune de mes sorties, bien qu'elles soient beaucoup moins fréquentes en ce moment...

En effet, je retrouve seulement la force de m'attabler à cette table pour vous adresser ses quelques lignes. J'aurais tellement besoin de votre soutien en cette période difficile... Mais j'ai l'espoir que vous ayez trouvé l'âme idéale à votre cœur, et que votre silence insoutenable s'explique par votre déménagement. Je n'ai pas d'autre adresse que celle-ci, mais sans doute n'est-elle plus valable.

Peu importe, je me sens libérer de coucher mes maux par écrit grâce aux mots. La douleur s'éloigne à mesure que la feuille se remplit.

Je vous laisse James, et vous souhaite tout le bonheur que vous méritez.

Amicalement vôtre,

Aby. B.
 

Londres, 4 Janvier 1810.
Cher James,

Nul doute que mon nom ait déserté vos moindres pensées. Pourtant, vous hantez toujours autant les miennes. Les restes de notre amitié de jadis m'aident à trouver le sommeil dans cette vie-ci.

James, dans mes précédentes lettres, j'ai omis de vous mettre au courant de ma nouvelle passion. Je dois bien vous l'avouer, elle est à l'antipode même des activités que m'impose Arthur : la lecture, la broderie, la musique ou encore le dessein. En effet, j'ai enfin trouvé comment mettre en pratique mes connaissances solides acquises dans la boutique de mes parents en matière de plantes médicinales. J'exerce depuis peu en secret en tant que guérisseuse. Il est vrai que cette activité n'est valable qu'en catimini ou lors des absences du Docteur car il ne la cautionnerait surement pas.

Au cours de ses neuf derniers mois, je me suis sustenté des nombreux ouvrages que détient Arthur dans sa bibliothèque, au sujet de l'art de soigner. Mes connaissances en la matière se sont décuplées et je ne doute pas qu'avec de la pratique je puisse sauver quelques vies.

Pour être honnête, soigner les autres m'apporte beaucoup de réconfort. Il est simplement dommage qu'il me soit impossible de panser mes propres blessures. J'ai dû beaucoup m'améliorer en matière de savoir-être en société, et l'étiquette a fini par avoir raison de mon âme rebelle, car la pluie de coups portés par mon mari s'est un tant soit peu tari. Sans doute a-t-il moins de chose à me reprocher... Mais s'il pouvait lire dans mes pensées, il serait outré de constater que chaque coup porté sur mon corps ne fait qu'entretenir les flemmes de mon esprit. Le pire dans tout ça, c'est d'avoir épouser un médecin : être soignée par son bourreau n'a rien de beau, croyez-en ma triste expérience. Le côté positif, c'est que mon écriture est tout de même beaucoup plus fluide depuis que mon épaule a retrouvé la place qui lui est dû, bien que la manipulation ait été extrêmement douloureuse.

James, je vous présente d'avance mes excuses pour mes prochains mots car loin de moi l'idée de vous souhaiter le moindre malheur. Néanmoins, au moindre de mes déplacements dans notre ancien quartier, pour aider et soigner de braves gens, je ne peux m'empêcher de penser qu'un jour je tomberai peut-être sur vous. J'ignore encore quelle sera ma réaction, mais il me plairait d'avoir à la découvrir si cela signifie enfin croiser de nouveau votre regard.

Amicalement vôtre,

Aby. B.
 

Londres, 6 Mai 1810.
James,

Voilà que le temps de vous dire adieu est finalement arrivé. Mettre fin à cette correspondance unilatérale est l'unique point à poser avant qu'Arthur ne me prenne toute entière : de corps et d'esprit.

Lutter devient pour moi trop compliqué, je suis las de me battre contre d'insaisissables fantômes. J'ai enfin accepté le fait que la situation actuelle soit ce qu'elle est de nos jours. L'homme n'est pas encore suffisamment ouvert au changement pour qu'elle soit modifiée par quiconque pour le moment.

James, je profite de cette dernière lettre pour vous confier mon plus grand secret : je vous aime. Et je vous ai toujours aimé. C'est avec vous que j'aurai souhaité me marier et fonder une famille ici, à Londres. J'aurai également pu fuir pour vous si vous m'aviez donné ne serait-ce qu'une minuscule raison de le faire. Elle n'est jamais venue... Par contre l'heure de vous laisser partir est bel et bien là, elle.

Malgré tous mes efforts, en dépit des plantes et autres liquides que j'ingère quotidiennement pour l'empêcher depuis cette dernière année... Elles ne sont pas arrivées. Je suis en retard de 8 semaines James, et vous et moi savez ce que cela signifie. Je porte l'enfant de ce salopard d'opportuniste violent qui ne vie que pour l'obtention d'un titre de noblesse.

Je vous en prie James... Je vous en supplie même. Si vous m'aimez comme je vous aime, ne tardez pas à vous manifester... Bientôt, Arthur découvrira que son petit grandit dans mon ventre, et je n'aurais plus d'autre choix que de m'abandonner à lui.
James, cher James... J'ai les connaissances pour mettre fin à tout ça, mais le temps m'est compté. Si vous me le demandez, je partirai avec vous. Je ne veux pas d'autre père pour mes enfant que le valeureux jeune homme que j'ai connu jadis.

Mais suis-je bien bête de croire en de telles folies... Vous ne le ferez pas. Vous faites vous aussi parti des fantômes qui me hantent si ardemment.

A jamais vôtre,

Aby. B.